La commissure de ses paupières se séparaient lentement. Son sommeil sans rêve était troublé par un tambourinement. L'éclat vif de l'écran télévisé le fit plusieurs fois cligner des yeux. L'esprit embrumé, le lien entre le bruit sourd et les coups donnés contre la porte d'entrée de l'appartement mit cinq bonnes minutes à s'établir. « Albane, quelqu'un frappe... » La voix fluette et craintive de sa femme l'éveilla complètement. Il redressa péniblement son corps et, interloqué, se dirigea vers la porte. Avant qu'il ne l'atteigne, Sofiane le saisit la manche. « N'ouvre pas ! » Elle murmurait. D'un geste brusque, son mari se détacha d'elle et ouvrit grand le battant de la porte. Une adolescente plus maigre que fine, se tenait sur le seuil. La tête penchée, ses cheveux en cascade sur ses épaules et son front, cachait plus d'un tiers de son visage. Sale, les vêtements usés et le teint blafard, elle souleva son regard azuré sur lui. « Albane... » La dernière syllabe, appuyé par un sourire, marqua sa chute. Ses jambes cédèrent, elle s'écroula. Dans un réflexe salvateur, il l'a rattrapa avant que sa tête ne touche le sol. « Appelle la police ! » hurlait la femme dans son dos. Ne le voyant pas réagir, elle se précipita elle-même sur le combiné. « Raccroche. » Le ton était sec, sévère. « Mais- » Un regard la glaça sur place. « Raccroche ce téléphone. »

Le regard vide, le corps las, elle n'espérait plus. Lorsqu'il la déshabilla, elle ne réagit pas. Prostrée, prisonnière de son monde intérieur, elle comprenait à peine où elle se trouvait. Nue, il la déposa dans la baignoire. La délicatesse dont il faisait preuve étonnait et révoltait sa femme derrière lui. Bras croisés, elle ne cachait pas son animosité et sa répulsion à le voir ainsi s'occuper d'une inconnue. L'eau claire se brouilla et lui redonna un peu de sa pudeur. L'éponge de bain imbibée d'eau et de savon, il frictionna le corps inerte. « Ferme les yeux. » Alors qu'on aurait pu la croire hors-de-portée, elle s'exécuta docilement. L'eau savonneuse suinta sur ses paupières. Lavée, il s'appuya contre le bord de la baignoire et planta son regard clair dans le sien. « Aurora... » Voilà dix ans qu'il n'avait plus prononcé ce nom. « Tu vas me dire ce qui t'est arrivé ? » Elle ne le regardait pas mais détourna quand même ses yeux. Il se fâcha. « Je ne t'aiderai pas si tu ne dis rien. » Elle reconnut une menace qu'il n'hésiterait pas à mettre à exécution. Et, comme elle n'avait pas l'intention d'ouvrir la bouche, elle se laissa surprendre par quelques sanglots. Bien plus ébranlé que son visage fermé ne le laissait paraître, il se raffermit encore davantage. « Comme tu voudras. » Il esquissa un geste pour se redresser mais fut stopper net par deux bras enroulé autour de son cou. « Non ! » Le mot lui avait échappé. « Albane, je t'avertis. Si elle reste ici, c'est moi qui m'en vais. » Il n'était pourtant pas cruel. « Raison de plus pour la garder alors. » C'est juste, qu'il ne la supportait plus.

Elle serra les dents. « Mes yeux ! » S'emparant du pommeau de douche, il fit couleur l'eau sur son visage. « Si tu te penchais en arrière, ça n'arriverait pas. » Il la réprimandait depuis trop longtemps pour qu'elle prenne au sérieux ses humeurs. Sagement, elle se laissa tomber en arrière, la tête appuyée sur le rebord de la baignoire. Il se remit alors à frotter ses cheveux. Depuis cinq mois, ils avaient presque pris vingt centimètres de plus. Une moue enfantine sur la bouche, laissa son corps glisser et disparaître dans l'eau chaude. Il soupira. « Aurora... » Pour éviter de perdre patience, il plongea ses mains pleines de savon dans l'eau. Elle ne perdit pas de temps pour en profiter. Comme il se penchait, elle l'attrapa par le cou et le tira vers elle. Elle attendit que son visage atteigne l'eau pour le laisser s'échapper. Surpris, il oublia de se fâcher. Jamais personne n'avait osé lui faire ce genre de blague. On le craignait trop pour cela. Le rire franc et clair d'Aurora le vexa cependant. « Débrouille-toi. » Sans attendre sa réaction ni n'en avoir rien à faire, il s'empara d'une serviette et prit la porte.

Elle se sentait nullement coupable lorsqu'elle reparut dans le salon. Étendu sur le canapé, la serviette à terre, elle l'aperçut. Un bras sur ses yeux, il devait faire preuve d'un sang-froid hors-norme pour ne pas bondir. Espiègle, elle franchit les quelques mètres qui les séparaient et se mit à califourchon sur son corps. « Dégage Aurora ! » Il avait découvert son visage sombre. Mains sur les hanches, elle était intimidée mais ne rebroussa pas chemin. Il n'avait jamais un mot gentil sur les lèvres. Même pour elle. Sans raison valable, elle lui assena un coup violent dans la poitrine. Un coup qui le souleva, lui fit perdre l'équilibre et qui les amena au sol. « Non mais ça va pas ?! » Laissa t-il échapper alors qu'ils se relevaient. « T'es complètement folle ! » Il aurait rajouté des jurons et d'autres adjectifs dévalorisants s'il n'avait pas vu sa main ensanglantée. En tombant, elle s'était coupée contre le coin de la table basse.« Aie... » Crispée par la douleur lancinante, elle restait tétanisée à fixer la balafre. « Ne reste pas plantée là ! » Il avait prit les devants en filant dans la cuisine chercher de quoi panser la blessure. Il enroulait le torchon propre et humide autour de sa main quand elle releva la tête. Ce qu'elle vit la statufia. Son assurance avait disparu pour laisser place à l'inquiétude. Une inquiétude trop grande pour l'évènement. Le torchon noué, il prit le temps d'inspirer longuement, histoire de retrouver un semblant de calme. Trop tard, elle avait bondi sur ses lèvres.